Je goûte en même temps que pas mal de mes compatriotes à la démocratie. J'avais déjà voté une première fois au moment de l'avènement de la république islamique d'Iran pour le candidat malheureux Docteur Sami, qui fut d'ailleurs assassiné quelques temps après, pour des raisons inexpliquées et jamais vraiment élucidées.
J'aurais voulu descendre dans le bas de la ville, dans les quartiers moins favorisés où la voix du peuple est plus présente; mais après tout le haut de la ville représente aussi un pan inévitable de cette nouvelle société iranienne.
C'est ainsi que je me suis retrouvée dans la longue file d'attente des électeurs, dans une école transformée pour la circonstance en bureau électoral.
La file des hommes est séparée de celle des femmes; je ne vois que deux femmes en tchador, alors que le reste est composé de jeunes filles, entre et 16 et 30 ans puisque les jeunes de 16 ans pouvaient voter pour la première fois. Quelques femmes de la quarantaine, deux dames à la soixantaine bien amorcée; elles étaient toutes élégantes, maquillées, avec les cheveux dépassant largement de leur foulard bariolé, les pieds pédicurés en sandales (ce qui était formellement interdit jusque l'année dernière, probablement plus que toléré en ces quelques jours de "no man's land").
La file des hommes fait la moitié de celle des femmes. Les hommes quadra, quinqua avec leurs cheveux blancs, grisonnants, le ventre proéminent côtoient la génération des 16-30 ans (les enfants de la révolution), belle silhouette, belle gueule, chacun mettant sa touche " moderne ", les lunettes "Oakley" ou le tee-shirt "Polo". On se déplace dans ces quartiers pour voter Khatami. Sans aucun doute, leur seul souci est que Khatami soit réélu avec une large majorité ainsi il pourra se débarrasser de l'aile conservatrice du pouvoir, asseoir enfin ces idées pour lesquelles il a été élu il y a quatre ans, à savoir la liberté pour les femmes, les jeunes, l'ouverture vers le monde extérieur.
Il jouit d'un succès digne d'une star, les gens croient en lui, et en tous cas veulent lui donner une deuxième chance.
Si le peuple a voté pour lui, la dernière fois, c'était un vote de refus par rapport à l'establishment de l'époque; cette fois-ci c'est un vote de choix indéniable. Le peuple le veut lui, précisément et uniquement.
Ce vendredi n'a pas été le vendredi noir que l'opposition en exil voulait, c'est- à- dire le boycott des élections, mais bien un signe de la maturité de ce peuple qui veut choisir la voie démocratique sans effusion de sang, en douce, vers la liberté.
Après deux heures de queue, je peux enfin voter; ces hommes et femmes séparés se retrouvent par groupe de 10 (5 femmes, 5 hommes) dans la pièce où se trouve l'urne.
Il y a une première femme qui me demande ma carte d'identité (notre carte d'identité est en fait notre carnet de vie, dessus se trouvent le nom de nos parents, nos différents mariages, nos nombreux enfants, le tampon du service militaire, le tampon des différentes élections, les rationnements de nourriture, et, en dernière page, le tampon du décès). Elle vérifie son authenticité, y met un cachet, la passe à la femme d'à côté qui remplit sur une feuille à deux volets détachables portant le même numéro, mes coordonnées (nom, date et lieu de naissance, numéro national), garde cette partie et me donne l'autre volet où j'inscris le nom de mon candidat préféré, que je glisse dans l'urne. Ensuite, je récupère ma carte d'identité et je peux enfin sortir après deux heures et quart passées en partie sous le soleil brûlant, en partie dans le préau couvert de l'école.
Je suis étonnée du calme et de la discipline de ce peuple qui jadis me paraissait tellement bruyant, bavard, exubérant et gai; On dirait que ces 22 ans de révolution l'ont assommé et qu'il se réveille lentement, commence à prendre conscience mais n'a pas encore retrouvé ses points de repère et sa joie de vivre.
Les jeunes Iraniens en mal de liberté profitent de chaque occasion pour pouvoir se rencontrer. Les filles regardent du coin des yeux les garçons de la queue d'en face. La séduction ne se passe qu'au niveau du regard; ça me rappelle toutes ces poésies persanes où le regard de l'autre éblouit, séduit, envie, tue, ressuscite.
Leur regard en dit plus long que les dizaines de phrases de "chat" sur les sites Internet ou les aveux gonflés par l'alcool, la drogue et autres artifices que les jeunes européens consomment. C'est une sensation tellement pure, peut-être primitive, mais certainement vraie.
En Iran, on drague dans les files d'attente de l'élection présidentielle. Je ne sais pas si c'est la drague qui prime sur le devoir civique, en tous cas je veux croire que c'est les deux à la fois. Ce qui est sûr, c'est que ce peuple aspire à la liberté qu'il a goûtée un peu sous Khatami I et qu'il dégustera "inch'allah" sous Khatami II.